mardi 1 septembre 2015

L'épuisement

L'épuisement, par Christian Bobin, Folio

Ce qu'en dit l'éditeur Le temps qu'il fait:

Le livre

«Nous sommes moins seuls que nous l’imaginons. Nous sommes si peu seuls qu’un des vrais problèmes de cette vie est de trouver notre place dans les présences environnantes — écarter les morts sans les froisser, demander aux vivants ce rien de solitude nécessaire pour respirer. Dans la logique du monde, on ne peut faire sa place sans aussitôt prendre la place d’un autre. Mais on ne fait pas plus sa place qu’on ne fait sa vie : on trouve l’une et l’autre, et le sentiment de cette trouvaille inespérée c’est la joie même.»
L’auteur


Né en 1951 au Creusot où il vit, Christian Bobin a publié depuis 1977 une cinquantaine de titres qui lui valent de nombreux lecteurs inconditionnels. L’épuisement, constamment réimprimé depuis sa parution à nos éditions en 1994, était épuisé depuis quelques années.

Extrait

L’ombre d’un oiseau m’est apparue il y a dix ans, en devanture du magasin d’un encadreur : un détail dans un tableau, un oiseau d’encre de Chine. Son envol tout de grâce et de nerfs a arrêté mes pas un jour comme celui-ci, un jour d’automne. Je suis immédiatement tombé amoureux de sa puissance d’arrachement et de la grande ouverture de ses ailes. Je suis entré chez l’encadreur, j’ai acheté le tableau. Chez moi je l’ai laissé au ras du sol, appuyé sur une pile de livres. Je n’ai jamais su mettre quelque chose sur un mur. Depuis que je suis dans cet appartement, même si dix ans ont passé, j’ai l’impression que je peux être appelé à en partir du jour au lendemain, alors à quoi bon s’installer ? J’ai gardé le papier peint que j’ai trouvé en entrant, un papier affreux, même dans les salles d’attente des dentistes on n’en voit plus comme ça, je l’ai laissé pour la même raison de négligence, pour cette gaieté de vivre comme si mourir devait être demain. La vie durable, la vie avec plan de carrière et traites sur vingt ans, je n’y crois pas. Je ne crois qu’à son contraire — l’éternité. Ce papier peint est donc seul, sans rien dessus, on dirait des taches de café sur le mur, passagèrement là depuis dix ans. Les adolescents sont les personnes qui mettent le plus de choses sur les murs. Des photos et des mots. C’est que l’adolescence est un temps où on est sans visage clair. L’ancien visage princier d’enfance est fané, du moins on croit qu’il est fané et ça revient au même. Le nouveau visage, celui de l’homme ou de la femme qu’on sera, n’est pas encore disponible, et on n’est pas sûr d’en vouloir. Alors on cherche au dehors dans les revues, dans les photos d’acteurs, de chanteurs ou de sportifs, on essaie des visages comme on essaie des vêtements, aucun ne va, tant pis, on recommence, on déchire, on découpe, on finira bien par trouver. C’est une recherche qui prend un temps fou. C’est une recherche qui connaît de longs temps de repos. Un jour on quitte les parents, ou l’argent vient et on est adulte — c’est-à-dire on imite les adultes, ce qui fait qu’on en devient un. On ne colle plus d’affiches ni de phrases sur un mur, on accroche quelques reproductions de peintures. On croit ne plus chercher un visage, on le cherche encore sans savoir : quand on lit Shakespeare ou quand on contemple une couleur dans le ciel, c’est toujours avec l’espérance d’y trouver notre vrai visage. Quand on tombe amoureux c’est pareil, sauf que là on est au plus près de découvrir enfin la pureté de nos traits, là, sur le visage d’un autre. Ce qui nous incite à chercher c’est l’espérance et elle est inépuisable, même chez le plus désespéré des hommes. Personne ne peut vivre une seconde sans espérer. Les philosophes qui prétendent le contraire, qui parlent de sagesse et ne font entendre que leur résignation à vivre une vie sans espérance, ces philosophes se mentent et nous mentent. Même celui qui va se pendre, dit Pascal, a l’espérance d’un mieux être : s’il accroche une corde à une poutre c’est parce que la pendaison est soudain devenue l’unique figure du bonheur. Celui qui médite de se pendre a la croyance qu’il va ainsi respirer mieux et il espère encore : l’espérance, dans l’âme, est au principe de la respiration comme de la nourriture. L’âme a, autant que le corps, besoin de respirer et de manger. La respiration de l’âme c’est la beauté, l’amour, la douceur, le silence, la solitude. La respiration de l’âme c’est la bonté. Et la parole. Dans la prime enfance tout rentre par la bouche. L’enfant en bas âge prend l’air, la parole, le pain, la terre, il prend tout ça avec ses doigts et il colle ses doigts contre sa bouche et il engloutit l’air, le pain, la terre. Et la parole. Il y a une immédiateté charnelle de la parole. Il y a une présence physique de l’âme, donnée par la parole quand elle est vraie.


 Ma cote d'amour: ***** Bibliothèque idéale

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